Glen Loverdale ...

La nuit de la fumée

Les yeux injectés, mal coiffé, un sourire idiot qui illumine étrangement son visage. C’est la triste image que m’a donnée Thenin ce matin. J’ai tendu la main pour le saluer et il ne l’a même pas vue. A huit heures, il était complètement à l’ouest. Je suis surpris qu’il en soit arrivé là aussi vite, aussi brutalement. Je le regarde en secouant la tête parce qu’il me fait pitié. Je le croyais bien plus fort que ça et il s’est transformé en loque en moins d’un mois. Je comprends qu’il vive mal le fait d’avoir perdu son poste de planqué. Comme lui, j’ai été éjecté du service où on s’est connu. Les jours tranquilles n’ont pas duré longtemps pour moi. S’il n’avait pas fait la connerie de se foutre de la gueule d’un sous-officier, il n’en serait pas là. Pour moi, les choses sont différentes et je savais parfaitement ce qui m’attendait. C’était uniquement une question de temps. Mais peu importe le passé, on ne peut pas le changer pour que le présent corresponde à ce qu’on souhaite. Je tourne les talons pour ne plus voir le visage de Thenin. J’ai déjà le dos tourné lorsque je sens sa main sur mon épaule. Je m’arrête en hésitant sans savoir ce que je vais faire : le laisser là en plan ou écouter ce qu’il va dire. J’opte pour la seconde option et je me mets face à lui. J’écarquille les yeux de stupeur et je me sens mal car il pleure. Instinctivement, je le serre contre moi comme on le fait pour consoler un enfant triste.

 

- Thenin, tiens le coup aujourd’hui. On passe la soirée ensemble.

- Oui, répond-il faiblement en retenant ses sanglots.

- Après le boulot, je passe te prendre et on ira dans ma piaule. Ok ?

- Ok, Cobra. Merci ! dit-il d’une voix à peine audible.

- Pas de problèmes, man ! A ce soir et tiens le coup.

 

Je le laisse sur place pour rejoindre mon service. Toute la journée, je pense à ses yeux rougis par les larmes et implorants. Je lui ai proposé de le voir ce soir mais je ne sais pas ce qui va se passer. Je sais qu’il fume du haschich en très grande quantité. Même si la dépendance à cette substance est moins forte que celle à l’alcool ou à la cigarette, ce ne sera pas simple d’arrêter pour Thenin. Je m’étais promis de ne penser qu’à moi en laissant les autres se débrouiller pour résoudre leurs problèmes. Mais on a été potes Thenin et moi, on a fait les cons, on s’est bien marré. Si j’étais à sa place, est-ce qu’il m’aiderait ? Je n’en sais rien et n’en suis pas convaincu. Et puis, je lui ai donné ma parole que je vais tenir.

 

A dix-huit heures, à la fin de la journée de boulot, je quitte mon service et je prends une bonne douche. Je suis content de porter mes vêtements civils et je jette mon treillis sur une chaise dans ma piaule, avant de sortir. Je traverse la place d’armes et je vois Thenin qui  m’attend devant le bâtiment de la vingt et unième compagnie. Nous traversons la place d’armes dans l’autre sens jusqu’à la porte en bois du bâtiment où se trouve mon bureau et ma chambre, d’où je suis venu il y a quelques minutes. Je vis et travaille au même endroit, c’est pour cela que je sors dès que je peux pour me sentir libre.

 

Arrivé dans ma chambre, je m’assois sur mon lit et Thenin prend place dans un petit fauteuil. Aussitôt, il sort une petite boule d’aluminium de la poche de son pantalon.

 

- Merde Thenin, tu vas encore fumer un joint ?

- J’ai fumé presque toute la journée, me répond-il.

- Personne ne le remarque ? Personne ne te dit rien ?

- Bah non, je suis discret !

- Putain de merde, tu as vu tes yeux ?

- Qu’est-ce qu’ils ont ? Me demande-t-il naïvement.

- Rien, ils sont tellement injectés qu’on ne sait pas si tu as passé ta journée à chialer ou à te défoncer la gueule.

- J’en ai besoin pour tenir, sinon je deviens fou.

- Impossible, tu es déjà fou !

- Tu as peut-être raison.

- J’aurais pu faire comme toi et fumer comme un malade jour et nuit.

- Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

- A ton avis ?

- Tu ne connaissais personne pour te vendre de la zetla ?

- Je peux en avoir autant que je veux, sans rien payer !

- Merde, tu aurais pu me le dire avant. Tu es pote avec qui ?

- Rien à foutre, Thenin !

 

Il vient de rouler un cône et me propose de l’allumer. J’hésite quelques secondes puis je le prends. Au moment où j’aspire profondément la première bouffée, je me sens bien. Inconsciemment, je viens de comprendre que je passe cette soirée avec Thenin pour une seule raison, celle de me défoncer la tête.

 

Il faisait jour quand on a commencé et on ne s’est même pas rendu compte des heures qui passent. Il est deux heures, ce qui signifie que nous fumons depuis presque sept heures d’affilée. Un peu avant minuit, j’ai laissé Thenin seul pour aller voir un de mes potes de la Première Compagnie de Combat. C’est un des plus grands dealers de la caserne. D’ailleurs, je n’ai jamais vu autant de drogue circuler librement qu’ici, alors qu’il s’agit d’un régiment disciplinaire. Je reviens assez vite retrouver Thenin avec cinquante grammes de haschich. J’ai une nette préférence pour l’afghan qui est très noir et mou, et de bien meilleure qualité que le pollen marocain. Evidemment, rien ne vaut non plus un bon libanais, mais il y en a rarement.

 

La fumette party reprend de plus belle pour Thenin et moi. Je me sens bien, détendu mais je sais que c’est artificiel. Si je suis bien, c’est que j’étais bien au tout début de la soirée. Le haschich a pour effet de décupler l’état d’esprit dans lequel on se trouve. Si on est sombre ou triste, on ne peut que se sentir de plus en plus mal. Alors que si on est gai et joyeux, on le sera de plus en plus. C’est étrange mais c’est ainsi. Je perçois à travers la fumée qui embrume mon cerveau que Thenin va mieux. On pique des fous rires pour des conneries qu’on n’aurait jamais trouvées amusante dans notre état normal.

 

Je suis surpris par le silence, ce qui signifie simplement que Thenin et moi sommes plongés dans nos pensées. En le faisant venir dans ma piaule, je voulais le convaincre de ne plus fumer de zetla. Ou d’essayer au moins. Au fil de la soirée, j’ai pris plaisir à la fumette alors que je ne touchais plus à ça depuis un mois. Je ferme les yeux et plonge dans des pensées sombres. Les trois derniers mois ont été durs, j’ai craqué plusieurs fois sans le dire à quiconque. Je pensais que Thenin était bien plus dur qu’il n’est en réalité. Je revois le visage de l’homme que j’étais prêt à étrangler pour une connerie. Je revois le visage de mes amis parisiens qui me manquent. Sans m’en apercevoir, je plonge dans les zones sombres de mon âme. Je sens une main posée sur mon épaule, qui me secoue sans ménagements. J’ouvre les yeux surpris de voir Thenin devant moi, avant de me rappeler notre soirée.

 

- Il est quelle heure, Thenin ?

- Pas loin de quatre heures du mat !

- Merde, déjà !

- Et oui. Ca va Cobra ?

- Oui ! Oui ! Et toi ?

- Ca va mieux que ce matin, qu’hier aussi. Et mieux que tous les jours depuis celui où on m’a dégagé du bureau de compagnie.

- Cool, man !

- Je vais aller dormir un peu, faut se lever dans moins de trois heures.

- Putain de merde, on va être frais, dis-je en éclatant de rire.

 

Lorsque je me retrouve seul, j’éteins la lumière et je m’allonge tout habillé sur mon lit. Je ne sais pas pourquoi les larmes coulent sur mon visage. Mais je sais que je ne peux plus m’endormir. Je revois tout ce qui s’est passé depuis que je suis dans ce foutu régiment disciplinaire. Il ne me reste que quatre mois à tenir et je ne sais pas si je vais y arriver. Je ne sais pas encore que cette année, qui n’est pas encore terminée, changera profondément mon rapport à l’autorité. Elle modifiera aussi mon rapport aux autres, même et surtout à celles et ceux que j’aime le plus. Je ne sais pas non plus que mes réactions seront impulsives, que je ne les contrôlerai qu’avec un temps de retard. Je ne sais pas qu’il faudra que j’assume mes erreurs en essayant de ne pas regretter les amitiés et les amours perdus !



07/02/2013
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