Glen Loverdale ...

CheckPoint Charlie

Avril 1988

Sur le quai de la gare de Speyer, je porte fièrement la tenue officielle de sortie. Un costume brun, sur lequel je porte l’insigne de mon régiment, une cravate marron, et des souliers noirs vernis. Du bout des doigts de la main droite, je touche ma fourragère aux couleurs du Génie. Les rares voyageurs me regardent avec curiosité. Je prendrai un autre train à Ludwigshafen pour arriver à Baden-Baden, la ville allemande où je rejoindrai d’autres militaires français à qui on a offert une semaine d’agrément. Je vais pouvoir oublier un peu le régiment disciplinaire où j’ai déjà passé dix mois. Il me reste un peu moins de deux mois avant ma « libération ».

Arrivé à Baden-Baden, je me promène un peu avant de gagner le mess des officiers de la caserne française. Dans un parc, je vois deux hommes assis sur un petit banc, ils se font face et joue aux échecs avec des pièces qui mesurent plus de cinquante centimètres. Je les regarde un moment, amusé par cette scène étonnante. Puis je reprends la marche pour rejoindre les dix autres militaires, ainsi que l’officier accompagnant, pour diner rapidement avant de prendre le train de nuit pour Berlin-Ouest.

Au cours de ce voyage nocturne, nous sommes passés en Allemagne de l’Est sans nous en rendre compte, endormis dans les couchettes de nos compartiments. Au petit matin, je m’aperçois que le train est arrêté sur une voie de garage, près de Postdam. Notre officier accompagnant ouvre la porte du compartiment en nous ordonnant d’avoir un comportement exemplaire et de ne faire aucune provocation. Nous comprenons le sens de ses mots en voyant des soldats de l’armée est-allemande qui marchent près du train. Ils nous observent attentivement et nous les ignorons. Un regard, un sourire peuvent être interprétés comme des provocations à leurs égards. Ils ne peuvent pas empêcher le train de repartir car cela pourrait créer un incident diplomatique. En revanche, ils ont la possibilité de nous faire attendre aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Nous profitons de cette longue attente pour faire notre toilette et nous habiller. La journée est belle et ensoleillée mais il fait très chaud dans le train. Nous attendrons deux heures avant que les autorités est-allemandes autorisent le train à reprendre la destination de Berlin-Ouest.

La caserne française de Berlin-Ouest est gigantesque et magnifique. C’est le symbole de la présence de la France parmi les forces d’occupation de Berlin par le monde occidental. En effet, cette ville historique est sous contrôle américain, anglais et français pour la partie Ouest, et sous contrôle soviétique pour la partie Est. Nous visitons la ville en car avec un guide français qui travaille pour l’armée française. Au bout de l’avenue Unter den Linden, on aperçoit la porte de Brandebourg, couronnée du quadrige figurant la déesse de la Victoire sur un char tiré par quatre chevaux. C’est absolument superbe mais nous ne pouvons nous en approcher. Des barrières symbolisant la séparation entre l’Est et l’Ouest bloquent le passage. Au cours de cette visite, nous passons devant le château de Charlottenbourg sans nous arrêter. Chaque soir, nous avons quartier libre pour visiter la ville à notre convenance, en tenue civile. Nous prenons le métro berlinois pour nous rendre au Kurfürstendamm, large avenue vivante avec ses cafés, restaurants, cinémas, galeries d’art … Je suis avec trois autres militaires français et nous prenons place à la terrasse d’un café. Nous dégustons la Röte Berliner et la Grüne Berliner, deux bières allemandes savoureuses. C’est un moment fort que d’être dans cette ville et d’en découvrir la beauté.

La première journée à Berlin fut culturelle et historique. Le deuxième jour, nous allons vers la Sprée, un peu à l’écart de la ville. Les quelques heures que nous y passons sont un bol d’oxygène fabuleux, le paysage est vraiment beau. Ce lieu magique me fait oublier la dureté du régiment disciplinaire de Speyer, j’ai l’impression d’être un touriste en vacances en un lieu hors du commun. Nous buvons un verre à la terrasse d’un bar près de la Sprée, puis reprenons le car vers Berlin. Au cœur de la ville, nous passons devant le Reichstag, qui se trouve à l’Est. Le conducteur du car prend les routes près du Mur de Berlin. Il a été construit en 1961 pour séparer le bloc Occidental de celui de l’Est. Des familles ont été séparées, des hommes et des femmes ont tenté de le franchir pour passer à l’Ouest, parfois au péril de leurs vies. Derrière ce mur, il y a un no man’s land où patrouillent les militaires est-allemands. Les miradors sont impressionnants par leurs hauteurs et leurs nombres. En tentant de passer dans le secteur contrôlé par les forces d’occupation occidentales, un allemand de l’Est s’est fait tirer dessus. Blessé, il était tombé à terre dans la partie « soviétique » et les soldats américains, qui l’encourageaient à avancer, étaient impuissants à le sauver. Les tentatives de passage vers Berlin-Ouest ont souvent été originales, vouées à l’échec ou couronnées de succès.

En montant dans le car, le lendemain matin, nous sommes un peu tendus. Nous allons passer quelques heures à Berlin-Est. Nous arrivons près de Checkpoint Charlie, point de passage obligé vers le secteur Soviétique. Il y a une simple guérite du côté Occidental que nous passons rapidement après un contrôle sommaire par les militaires américains. Notre car est stationné dans la zone est-allemande où les militaires s’approchent en nous dévisageant. Nous adoptons un comportement neutre, sans les regarder, de manière à ce que ces gardes-frontières n’interprètent pas nos faits et gestes comme des provocations. Je regarde les chicanes qui permettent de limiter la vitesse des véhicules au point précis de passage de « l’autre côté ». Nous sommes en tenue militaire française ce qui nous autorise à aller à Berlin-Est, en vertu des accords internationaux. On ne peut pas nous empêcher le franchissement de cette ligne de démarcation, mais on peut nous faire attendre longtemps. L’attente ne dure qu’une heure et nous descendons du car, qui stationnera la matinée entière avant que nous repassions à Berlin-Ouest. Un change obligatoire, quelques dizaines de Mark est-allemand, permet à la République Démocratique Allemande d’avoir des devises occidentales. Il est impossible de faire un change dans l’autre sens au retour, ce qui signifie que nous devons tout dépenser sur place.

Avec deux autres militaires français, je pars à la découverte de Berlin-Est. Je suis impressionné par ces grandes et larges avenues, typiques du modèle soviétique. La visite d’un grand magasin, qui se veut une vitrine du modèle « communiste », est surprenante. Au dernier niveau, je regarde avec amusement le rayon électroménager où les lave-linges et réfrigérateurs sont énormes. Cela n’a rien à voir avec les appareils de même type vendus en France. Du secteur occidental de Berlin, on aperçoit la tour de la télévision et nous sommes à son pied, sur Alexanderplazt. Elle mesure presque quatre cent mètres de haut, une boule au sommet, surmontée d’une longue antenne aux rayures blanches et rouges. Je me surprends à dire à mes compagnons qu’elle fait pâle figure comparée à la Tour Eiffel. Au moment où nous allons repartir, un jeune homme nous aborde. Il demande si nous avons des dollars à échanger contre ses ReichMark. Il doit pourtant bien se rendre compte que nous sommes français, avec l’insigne du drapeau cousu en haut de l’épaule de nos costumes réglementaires. Je suis le seul à comprendre et à parler un peu allemand, je lui réponds que nous n’avons pas de devises américaines. Il me demande si nous avons des Deutsch-Mark, puis des francs. Le guide français nous a formellement déconseillé de répondre favorablement aux propositions d’échange de devises avec les citoyens est-allemands. Soit nous devrions les dépenser intégralement sur place, soit les conserver comme souvenir inutile et sans aucune valeur.

Après avoir refusé poliment, nous repartons vers le point de passage vers l’Ouest. A quelques mètres, trois militaires viennent vers nous en souriant. Je devine qu’ils sont soviétiques en reconnaissant les casquettes de l’armée russe, qui sont peu esthétiques avec leur grande forme et une visière qui « mange » le front de celui qui la porte. Ils ne parlent ni français ni allemand, il est donc difficile d’échanger quelques mots. Par signes, l’un d’eux propose de faire une photo. Amusés, nous sourions et éclatons de rire avec eux. Nous demandons à un passant de figer cet instant étonnant et inoubliable. Les mains françaises et russes se serrent avant de clore ce bref moment de fraternisation.

Au retour, le car est immobilisé très longtemps avant qu’on nous laisse repartir vers Berlin-Ouest. Les gardes frontières sont tendus et observent attentivement l’intérieur du véhicule. Ils n’ont pas le droit de monter à bord mais ils sont obligés de vérifier si nous ne repartons pas avec des citoyens est-allemands qui voudraient fuir le régime communiste. Le contrôle étant favorable, ils nous font signe de partir après trois longues heures d’attente. Lorsque nous sommes en secteur occidental, le chauffeur prend une route à l’écart de la ville. Nous sommes tout près du Mur sur une voie où circulent peu de véhicules. Cette route qui est un peu en hauteur par rapport au no man’s land permet de bien le voir. Nous descendons du car qui s’est arrêté. Très vite, un véhicule militaire est-allemand remonte la zone interdite à vive allure et s’arrête à deux cent mètres du lieu où nous sommes. Un militaire descend du véhicule et nous observe avec ses jumelles assez longtemps pour être sûr que nous sommes bien partis.

Quatre jours hors du temps à Berlin coupé en deux, entre l’Est et l’Ouest, font réfléchir au sens de l’histoire. Et puis, dix-huit mois plus tard, le Mur de Berlin tombait juste avant la réunification de l’Allemagne. Il n’y a plus de régiments militaires français en Allemagne, la conscription n’existe plus. Un jour, je retournerai à Speyer pour voir ce qu’est devenue la caserne où j’ai passé l’année la plus dure de ma vie. Et j’irai à Berlin pour revoir cette ville sous le charme de laquelle je suis tombé …



31/08/2013
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