Glen Loverdale ...

La longue nuit

Je suis allongé dans le grand lit, à la place que j’occupe d’habitude. Machinalement, je pose ma main sur ma gauche, mais elle n’est pas là. Je caresse la couette, comme je le fais parfois sur son corps endormi. Sous mes doigts, je ne sens rien d’autre que le tissu sans âme. En arrivant, je me suis juste déchaussé et j’ai enlevé mon blouson, restant habillé. Je voudrais dormir mais je n’y parviens pas, alors je fixe le plafond que je distingue à peine car il fait encore nuit. Les heures passées me reviennent en tête et j’écrase une larme qui coule sur ma joue d’un geste rageur. Pourquoi ? Cette question revient lancinante dans ma tête. Que s’est-il passé ? Comment peut-on en arriver à cette extrémité, par amour de l’autre ou par haine de soi ? Encore une question sans réponse !

 

Sur le parking de l’hôpital, je fume cigarette sur cigarette, debout face au bâtiment des Urgences. Je l’ai vu tout à l’heure, en me voyant le sourire est revenu sur son doux visage, ses yeux clairs ont pétillé de bonheur. Qui suis-je donc pour déclencher des réactions extrêmes diamétralement opposées en quelques heures seulement ? Je ne veux pas répondre à cette question, simplement parce que la réponse ne dépend pas uniquement de moi.

 

Je ne veux pas rentrer chez moi, je vais rester sur ce parking et je dormirai dans ma voiture. Ainsi, le matin, je pourrai voir comment elle va et avoir des nouvelles rassurantes sur son état de santé. Je mets le siège passager de la voiture en position allongée et je m’installe. Ce n’est pas très confortable mais cela n’a pas d’importance, il faut juste que je puisse m’assoupir et laisser mon cerveau au repos. Il fait un peu froid, alors je me sers de mon blouson pour me couvrir. Je me suis endormi car je me réveille soudain. Je ne me souviens plus du lieu où je me trouve, j’écarquille les yeux et je prends conscience que je suis dans ma voiture, sur le parking des Urgences de l’hôpital. Je consulte ma montre et je m’aperçois que je me suis assoupi à peine dix minutes. Je referme les yeux pour essayer de m’endormir. Une fois de plus, j’ouvre les yeux mais cette fois je sais parfaitement où je suis. Un coup d’œil rapide et je me rends compte qu’il ne s’est écoulé que cinq minutes. Alors je sors du véhicule, j’allume une cigarette et je me dirige vers la sortie de l’hôpital. Il fait plus froid que tout à l’heure mais je  m’en fiche, cela n’a aucune importance. C’est à elle que je pense, pas à moi, car je suis à la fois triste et inquiet. Je marche dans les rues autour de l’hôpital, sans but, uniquement pour essayer de faire le vide sans y parvenir.

 

Je suis arrivé aux Urgences vers vingt heures et trente minutes, je me rappelle très bien l’heure de mon arrivée après une heure de route. Je m’étais annoncé à l’accueil et on m’a dit de patienter, le médecin veut me voir mais il s’occupe d’elle pour l’instant. J’observe les autres personnes présentes, ceux qui attendent qu’un médecin les reçoive, ceux qui attendent un proche hospitalisé aux Urgences, pour avoir des nouvelles ou le ramener avec eux. Deux longues heures passent ainsi sans que je n’ai la notion du temps. On m’a enfin appelé et j’ai été heureux de voir qu’elle était consciente, semblant aller bien, mais ce n’était peut-être qu’une illusion. Je l’accompagne dans sa chambre, par précaution, les médecins veulent la garder en observation la nuit. Elle demande si elle peut descendre fumer une cigarette avec moi, les infirmières de garde l’y autorisent. Je la raccompagne dans sa chambre puis je reprends l’ascenseur pour partir. C’est à ce moment là que je décide de passer la nuit dans la voiture. Je m’arrête de marcher et lève la tête vers le ciel étoilé, comme pour y trouver des réponses à mes questions. Je retourne lentement à la voiture pour y dormir, j’ai marché presque une heure et je n’ai pas trouvé l’apaisement, trop de pensées contradictoires se bousculent dans ma tête.

 

A deux heures, je n’ai pas réussi à fermer l’œil et l’inconfort de ma position sur la banquette passager réveille mes douleurs lombaires. Je ne peux rien faire de plus et me dis qu’elle dormira sans doute une bonne partie de la matinée. Rester ici ne sert à rien, et je dois dormir pour être en forme le lendemain. Je mets le moteur en route et je prends la direction de l’autoroute, pour rentrer chez nous. Au niveau de la bretelle d’accès, il commence à pleuvoir, et en quelques minutes c’est un véritable déluge. Je n’aime pas conduire de nuit car ma vue de myope rend la visibilité difficile. Les conditions météologiques désastreuses rendent la conduite encore plus difficile, je ne vois rien à vingt mètres. Je roule prudemment pour ne prendre aucun risque. Durant tout le trajet de retour, je serai seul sur l’autoroute, aucun véhicule devant, ni derrière ni sur la voie en sens inverse. Soudain, dans la lueur de mes pleins phares, j’aperçois un lapin en plein milieu des deux voies, il ne bouge pas et je ne veux pas l’écraser. Lorsque je le passe, je ralentis un peu et je vois que son ombre est toujours là, il n’a pas bougé. Il n’est pas mort et je pousse un faible soupir de soulagement, personne ne mourra cette nuit !

 

J’arrive enfin chez moi sous une pluie battante, je n’arrive pas à ouvrir la porte car je ne vois pas la serrure. Je n’ai même pas l’idée de me servir de mon téléphone portable pour éclairer cette maudite serrure. J’y parviens enfin après plusieurs tentatives infructueuses, je me déchausse et enlève mon blouson, puis je monte dans la chambre où je m’allonge sur le lit, sans même prendre la peine d’enlever mes vêtements. Fixant le plafond comme s’il pouvait répondre à toutes mes questions, je repense ce qu’il s’est passé il y a quelques heures à peine. Je veux dormir mais je sais que je n’y parviendrai pas. A trois heures, je sais que la nuit va être longue et blanche, alors même que la chambre est plongée dans l’obscurité, je n’ai pas eu l’envie de fermer les volets.

 

Elle m’avait demandé un bisou avant d’aller se reposer un peu, et j’en avais fait de même quelques minutes plus tard. Elle dormait quand je suis entré dans la chambre et j’ai vu une enveloppe sur mon oreiller. J’ai sorti la lettre et je l’ai lu sans comprendre vraiment ce qu’elle avait écrit. Juste avant de venir m’étendre, j’avais pris un médicament pour calmer les douleurs lombaires un peu trop fortes. J’ai mis la lettre sous l’oreiller, j’ai touché son bras et je me suis assoupi presque aussitôt. Mon subconscient ne m’a pas laissé de répit, aussi je me suis éveillé moins de dix minutes plus tard. J’ai repris la lettre et je l’ai alors lu plusieurs fois. L’évidence ne m’avait pas sauté aux yeux quand j’avais pris connaissance de ce qu’elle avait écrit. La dernière phrase m’a terrifié, j’ai réalisé brutalement que c’était un message d’adieu. Je n’ai pas cru qu’elle avait commis l’irréparable, aussi je me suis levé, fait le tour du lit, et je me suis accroupi devant elle. J’ai essayé de la réveiller mais elle ne réagissait pas. Et là, j’ai vu qu’elle salivait abondamment, au point que cela faisait des petites bulles. Je n’avais jamais vu une chose pareille, j’ai pris son pouls qui était faible. Soulevant doucement ses paupières, son regard était absent, elle était partie loin d’ici, loin de moi. J’ai immédiatement appelé les secours en leur disant que je supposais qu’elle avait pris des médicaments en surdosage pour partir définitivement. Il fallait que je mette à profit le temps que les pompiers n’arrivent. J’ai pris sa main dans la mienne, et je lui ai demandé de serrer pour répondre à mes questions. Lorsque j’ai posé la première question, si elle avait pris des médicaments, elle n’a pas réagi, aussi j’ai posé la question d’une voix forte, que je m’efforçais de garder calme, jusqu’à ce qu’elle me serre la main en guise de réponse. Par un faible signe, elle m’a fait comprendre qu’elle avait effectivement pris des médicaments. J’ai tenté de la secouer mais cela ne servait à rien, elle était plongée dans une léthargie dont rien ne semblait pouvoir la sortir. Il fallait que je sache maintenant quels médicaments elle avait pris, et en quelle quantité, ainsi je pourrais aider les pompiers dans leur travail, en leur communiquant les informations utiles et indispensables. Connaissant les prescriptions médicales qu’elle suivait, j’ai réussi à savoir quels médicaments elle avait pris. A l’arrivée des pompiers, je ne savais pas combien elle en avait pris, mais peu importait, les secours étaient là, ils savaient comment réagir face à des situations de ce genre. C’était la première fois pour moi, pas pour eux.

 

Il est maintenant presque cinq heures et je n’ai pas réussi à dormir ne serait-ce qu’un minute. Tant de choses hantent mon esprit qu’il est impossible de trouver le sommeil. Je ne sais pas quoi faire au cours des prochains jours. Dans quelques heures, je vais retourner aux Urgences de l’hôpital pour la voir et parler aussi aux médecins qui se sont occupés d’elle. Je me souviens maintenant des raisons qui l’ont conduite à tenter de mettre fin à ses jours. La personne avec qui elle vivait avant a décidé de venir habiter dans l’appartement juste à côté. Cette personne avait tenté de me persuader du bien-fondé de son désir, les avantages qu’elle voyait pour tous, et les inconvénients si nous refusions. Si nous disions non, elle avait en tête de nous pourrir la vie, à un point que nous ne pourrions même pas imaginer. Puis, comme elle avait pris l’appartement, j’avais dit à ma femme que je ne resterai pas, libre à elle de me suivre ou pas. Ne sachant plus quoi faire face à cette situation hallucinante, irrationnelle à souhait, elle avait trouvé la solution : prendre la fuite définitivement, en partant dans le monde dont on ne revient pas. Une tentative de suicide, c’est sans doute un appel au secours, mais c’est aussi un terrible chantage pour les proches. Avait-elle pensé un seul instant à ce que j’allais vivre durant le temps de son inconscience liée au surdosage de médicaments ? Avait-elle pensé un seul instant que je pouvais arriver trop tard pour la sauver d’elle-même ? Avait-elle pensé un seul instant aux moments douloureux que je vivrais, tandis qu’elle serait prise en charge par les services médicaux d’urgence ? A toutes ces questions, la réponse est la même. Réponse cinglante s’il en fut. Cette réponse est NON ! Une tentative de suicide est donc un appel au secours, mais aussi un moyen de prendre la fuite quand on est perdu et qu’on ne sait pas quoi faire, ni comment faire. Mais c’est aussi un terrible chantage affectif. Dans ce cas précis, cela signifiait que si je partais, elle mourrait ! Étrange manière de témoigner son amour pour celui qu’on dit aimer de toutes ses forces. Je me souviens aussi qu’avant de vouloir vivre juste à côté, la personne qui était avec ma femme avant, m’avait proposé lors d’une longue discussion entre quatre yeux, un plan à trois. C'est-à-dire que nous allions nous partager ma femme, sans même lui demander ce qu’elle en pensait. Cela m’avait laissé sans voix, tant c’était hallucinant de connerie. Comment peut-on penser une chose pareille, en donnant des arguments qui peuvent sembler rationnels, mais qui dénotent de troubles psychologiques graves. Cette personne essayait de me convaincre des aspects positifs pour nous tous, comme elle le ferait quelques semaines plus tard pour afficher son désir et sa volonté d’habiter à côté ! Cette personne continuait à penser qu’elle était le soleil de ma femme. Qui peut prétendre être le soleil d’un autre être humain ? Cela montre un égo surdimensionné, un nombrilisme et un égocentrisme démesurés, une perte de perception du sens des réalités, et des troubles psychologiques profonds.

 

Seul dans le grand lit, je me demande dans quoi j’ai mis les pieds. Et pour la première fois, car il y en aura d’autres, je ne sais pas si je vais rester ou partir. Si je pars, je laisse ma femme dans un merdier sans nom, qui lui correspond peut-être, mais j’ose espérer que ce n’est pas le cas. Si je reste, je m’attends à vivre des situations ingérables, faites de conflits permanents avec la personne qui était avec ma femme avant. Partir, c’est me protéger et c’est quitter un navire qui est au bord du naufrage. Rester, c’est montrer à ma femme à quel point je l’aime et que je ne veux pas la laisser se perdre. Mais suis-je un bon samaritain pour raisonner ainsi ? Et surtout, puis-je la sauver malgré elle ? Cette question, je ne sais pas y répondre. La solution simple pour rester indemne, ce serait de la laisser avec la personne qui vivait avec elle avant moi. Ou bien attendre quelques jours, le temps qu’elle aille mieux et qu’elle soit tirée d’affaires, et la confier aux bons soins de ses parents. Quelle décision prendre ? Je ne sais pas quoi faire, c’est lié à la tension accumulée au cours des dernières heures et à cette nuit blanche interminable, mais je suis incapable de raisonner sereinement. Dois-je écouter ma tête qui me conseille la voie de la rationalité, et donc prendre la fuite ? Ou bien dois-je écouter mon cœur qui m’oriente sur le chemin de l’amour ? Je n’ai jamais pris la fuite de toute ma vie, et je ne veux pas agir en lâche. Mais, est-ce de la lâcheté que de sortir d’un merdier impossible à gérer ? Je n’en sais rien !

 

A sept heures, je tombe enfin dans un sommeil qui n’est pas réparateur car peuplé de cauchemars terrifiants. Je me réveille à dix heures et je crois avoir fait un cauchemar hallucinant. Je pose ma main là où dort toujours ma femme, mais elle n’est pas là. A sa place, les draps ne sont pas froissés. Ce n’était pas un cauchemar, c’était malheureusement la réalité ! Il va falloir continuer à affronter une situation difficile à vivre, à tous points de vue. La chambre est illuminée par un beau soleil tandis que l’orage gronde dans ma tête. Les yeux fermés, je prends la décision de partir définitivement. Un sursaut de lucidité ou de stupidité me prend, et je répète plusieurs fois à voix  haute la même phrase, comme pour m’en convaincre. Je ne partirai pas car j’aime ma femme !

 

Plusieurs mois plus tard, la voie de la lucidité s’imposera à moi, malgré moi. J’aurai du partir quand je le pouvais encore, quand il en était encore temps pour que tout le monde puisse s’en sortit intact. Cette nuit blanche qui a suivi les heures difficiles, ma femme en a-t-elle eu conscience ? Sait-elle ce que j’ai vécu tandis qu’elle était entre les mains des médecins qui sauvaient sa vie ? Je ne sais pas et je n’aurai jamais la réponse à mes questions. Peut-être cela vaut-il mieux !

 

 

 



20/10/2012
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