Glen Loverdale ...

La forteresse

Le train entre lentement en gare et je confie mon sac à Martial. Je m’approche de la bordure du quai, près d’autres hommes. J’imagine la tension extrême du conducteur qui roule très lentement avant de s’arrêter contre la butée. Un homme a ouvert une portière et je m’engouffre dans le wagon juste après lui. Si un homme tombe, il risque d’y perdre ses jambes. L’exercice est risqué, j’en suis conscient comme les autres, mais c’est le seul moyen de trouver une place assise. La première fois que je suis monté à bord du train, j’ai passé sept heures allongé à même le sol pour essayer de dormir. Le lendemain matin, j’ai décidé que cela ne se reproduirait plus.

Je m’installe dans le compartiment de six places en gardant une place pour Martial. Il me rejoint en souriant ce qui vaut remerciement de sa part. Nous sommes trois, nous tirons donc les banquettes pour en faire quelque chose de plus confortable pour y dormir. Nous plaisantons et rions jusqu’au moment où le sifflet de départ retentit. Le train s’ébranle lentement puis prend de la vitesse. A Metz, le train s’arrête quelques minutes puis repart en direction de la frontière. Dans mon sommeil léger, j’entends des chiens aboyer, ce qui me surprend un peu. A Forbach-frontière, le train ne s’arrête jamais bien longtemps. Mais cette fois-ci, il y a du changement. On entend les pas lourds de la police militaire dont les chiens aboient maintenant furieusement. La porte de mon compartiment est brutalement ouverte et les chiens se ruent sur le sac de Martial. Je suis surpris et dévisage Martial, mon regard l’interroge en silence pour essayer de comprendre ce qui se passe. Son sac est ouvert et la police militaire en sort triomphalement des paquets suspects. Je comprends alors que Martial transporte du haschich en grande quantité pour le revendre. Je suis persuadé qu’il a été balancé par un concurrent car il est le seul à descendre du train, menotté et escorté par la police militaire. Mon sac et celui du troisième homme du compartiment n’ont même pas été fouillés. Je somnole jusqu’à l’arrivée du train à sa destination, vers sept heures.

Deux mois se sont écoulés depuis cette nuit et Martial n’est toujours pas revenu. Les officiers savent où il est mais aucun militaire du contingent ne sait quoi que ce soit. Quelques jours plus tard, je suis de garde à l’entrée de la caserne et j’ouvre le portail à un véhicule de la gendarmerie. Je reconnais Martial assis à l’arrière de la voiture. Il me fait un signe de main mais je ne réagis pas tant je suis surpris. Après la relève de la garde, je passe avec les autres au dépôt d’armes pour y remettre mon Famas et les munitions. La nuit a été longue et blanche car il y a eu une simulation d’alerte vers trois heures et ce jusqu’au lever du soleil. Je traverse la caserne et me dirige vers le poste de garde. Je travaille au dessus du poste de sécurité et j’y ai ma piaule aussi.

J’entends la voix dure de l’Adjudant-chef qui semble remonté à l’égard de Martial. Celui-ci fait partie du même service que moi, aussi je vais dans sa chambre en attendant que l’officier lui permette de sortir de son bureau. Quelques minutes plus tard, Martial me rejoint et il est littéralement décomposé.

 

- Que s’est-il passé, Martial ?

- Rien de spécial, je viens d’en prendre pour mon grade avec Tonton.

- Oui, ça je m’en doute. Que s’est-il passé depuis Forbach ?

- J’ai été conduit à la forteresse, dit-il d’une voix éteinte.

- Landau ?

- Oui !

- Merde ! C’est pire que tout là-bas, lui dis-je.

- M’en parle pas, ça a été dur. Très dur.

- Tu veux boire une bière ?

- Tu en as ?

- Toujours pour les potes, Martial.

- Tu ne me considères pas comme un pestiféré ?

- Rien de changé pour moi, mec !

- L’adjudant-chef ne veut pas que je parle aux autres gars du service.

- J’en ai rien à foutre, Martial. Ca fait des mois qu’il me refile toutes les gardes du service. T’en as chié à Landau et t’es toujours mon pote, ok ?

- Ok, man ! répond Martial d’une voix émue et les larmes aux yeux.

- On se la boit cette bière ?

- Ouais. Merci !

- Pas de merci entre nous.

 

Je pars en permission en fin de semaine tandis que Martial en est privé jusqu’à nouvel ordre. A mon retour, je suis surpris par son regard vide et ses yeux rouges. J’ai la nette impression qu’il s’est chargé au haschich alors même qu’il ne peut pas sortir de la caserne. Je l’interroge du regard mais il se contente de me sourire sans rien dire.

 

- Martial, fais gaffe !

- A quoi, me demande-t-il naïvement.

- Tu n’as plus beaucoup de potes ici. Je ne sais pas avec qui tu fricotes, mais fais attention à tes miches.

- Ne t’inquiète pas pour moi. Tu veux fumer un joint avec moi ?

- Attends, comment tu en as eu ?

- Pas besoin de savoir, man. J’en ai et si tu veux fumer, c’est ok.

- Tu as recommencé à dealer ?

- Ben ouais, j’ai besoin de fric.

- Merde, t’as pas pigé ?

- Pigé quoi ?

- T’as été balancé.

- Par qui ? Interroge-t-il ?

- J’en sais rien. Rappelle-toi ce qui s’est passé à Forbach. Il y avait plein de mecs qui avaient autant de haschich que toi. Tu as été le seul à descendre du train.

- Et alors ?

- Il te faut un dessin ?

- Je retrouverai celui qui m’a donné !

- Putain, redescend sur terre.

- Bon, on se le fume ce joint ?

- T’es trop con, Martial.

 

Je ne parle plus à Martial que je ne comprends plus. Il a passé plus de deux mois dans une prison militaire réputée pour sa dureté. Il agit comme s’il n’avait pas compris la leçon, et je ne peux rien faire pour le convaincre de se faire oublier quelques temps. A peine une semaine plus tard, les gendarmes se présentent au bureau de l’Adjudant-chef qui m’ordonne de faire venir Martial. Je comprends qu’on l’a balancé une nouvelle fois. En entrant dans sa chambre, je lui signifie sa convocation dans le bureau de Tonton, en lui indiquant que les gendarmes y sont aussi. Il sourit bêtement comme s’il ne saisissait pas ce que je viens de lui dire. Une heure plus tard, il sort du bureau, menotté et escorté par les deux gendarmes. Il me regarde d’un air terrifié comme s’il m’appelait au secours. Je souris tristement parce que je sais que ça va être encore plus dur, et plus long, cette fois.

Six mois viennent de passer et je quitte enfin le régiment disciplinaire, sans avoir revu Martial. Je sais qu’il est toujours à Landau mais j’ignore quand il en sortira, et surtout dans quel état psychologique. Je le croise par hasard deux années plus tard. Il m’a reconnu alors que j’ai eu du mal à le remettre tant il a changé. Il est d’une pâleur effrayante et sa maigreur me surprend. Lui qui était si musclé, il ne lui reste que la peau sur les os. Je lui propose de prendre un verre mais il préfère m’inviter à boire une bière chez lui car il habite à deux pas du lieu où on s’est retrouvé. J’accepte avec réticence en précisant que je ne peux pas rester longtemps. On monte par l’ascenseur au dernier étage de la tour qui en compte une douzaine.

Il m’indique le canapé d’un mouvement de menton tandis qu’il se dirige vers ce que je suppose être la cuisine. Il revient avec une canette de bière qu’il me tend. Il ressort du salon sans dire un mot, puis y entre quelques instants plus tard. Je pose ma bière sur la table basse, sans y avoir touché. Je viens de comprendre le délabrement physique et psychologique de Martial. Je sais qu’il a passé des moments très durs, à tous points de vue, à Landau. La punition qu’on lui a infligée a sans doute été terrible, mais il ne méritait pas ça. Martial est devenu un junkie !



14/07/2013
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