Glen Loverdale ...

La colline des hommes perdus

Déjà cinq jours et quatre nuits que nous sommes au sommet de cette colline. Derrière nous, la forêt s’étend à perte de vue. Devant nous, en contrebas, ce chemin forestier entouré d’arbres, que nous connaissons en détail. Mes hommes se reposent après une interminable nuit de garde. Nous sommes ici pour protéger les arrières de la cinquième compagnie du régiment du Génie. Entraînés à préparer la guerre pour maintenir la paix, nous participons à un conflit qui n’est pas le notre. Les habitants de cette région nous haïssent alors même que nous devons les protéger. Cela nous importe peu, il faut tenir pour que la Liberté ne soit pas anéantie. Nos vies ne comptent pas, seule l’Histoire nous jugera. Le capitaine de la section m’a présenté notre mission. Il faut tenir le temps que la compagnie atteigne le point de ralliement avec les hommes du Régiment d’Infanterie de Marine. Il m’a regardé étrangement et j’ai compris que nous étions sacrifiés. Tenir ou mourir, telle est notre destin. Le capitaine m’a tendu la main et je l’ai serré tout en le regardant au fond de ses yeux. Il a baissé les siens car nous savons tous deux que mes hommes n’ont qu’une faible chance de rester vivants. J’ai salué mon capitaine qui m’a rendu mon salut, puis il est parti avec ses officiers, ses sous-officiers et ses simples soldats. Je les ai regardés partir sans tristesse. « A me suivre, tu passes », telle est la devise de notre régiment. Moi, je ne passerai pas !

 

Je suis retourné vers mes hommes que je connais bien, je les ai formés à devenir des bêtes de guerre. Eux et moi, nous sommes ce qu’on appelle des têtes brûlées et il le faut pour affronter la mort. Pourtant, nous n’avons pas peur de mourir pour l'instant. Sinon nous déserterions au risque de périr sous les balles amies du peloton d’exécution. Ils sont assis en cercle sur le sol herbeux, où je les rejoins pour partager le café qui va réchauffer nos corps à défaut de réchauffer nos âmes perdues. Je  refuse de les appeler par leurs grades et leurs noms. Ils sont Alpha un, Alpha deux, Bravo un et bravo deux. Ils m’appellent Delta Charlie. Je leur rappelle notre mission tandis qu’ils m’écoutent religieusement. La nuit va bientôt tomber, aussi les gardes vont reprendre. Je souligne l’importance de notre mission, l’homme de garde ne doit pas s’assoupir car nous pouvons être attaqués à n’importe quel moment.

 

La lune est masquée par les nuages, nous avons éteint le feu et nous ressentons le froid de la nuit. Malgré mes ordres, personne ne dort car nous sentons que la poudre va parler cette nuit. J’aime mes hommes et je ne veux pas qu’ils meurent, même si je ne peux rien faire pour qu’ils restent vivants. Vivants le temps que notre compagnie viennent nous sauver. Je n’y crois pas une seule seconde, les yeux du capitaine m’ont fait comprendre que personne ne viendrait nous secourir. Soldats perdus, voilà ce que nous sommes.

 

Je me suis assoupi et je sors de mon demi-sommeil car je viens d’entendre une rafale de fusil-mitrailleur. Je prends mon arme en même temps que mes hommes. Bravo un qui était de garde me fait des signes de la main, c’est lui qui vient de tirer. Je le maudis parce que nous sommes repérés. Notre avantage de position en haut de cette colline vient de disparaitre brutalement. Soudain des fusées éclairantes lancées par les hommes en bas éclairent notre position comme en plein jour. J’ordonne à mes hommes de rester couchés le temps que l’éclairage des fusées se dissipe. C’est à ce moment là que Alpha un se redresse et dévale la colline en tirant et hurlant comme un fou. Il vient de paniquer et cet instant d’égarement ne peut qu’être fatal. Je le vois tressauter sous le feu des balles ennemies, puis il s’effondre. Nous n’avons plus le choix, j’ordonne à mes hommes de tirer pour prendre les hommes en contrebas sous le feu croisé de nos armes automatiques. Je ressens une violente douleur à l’épaule gauche qui ne répond plus aux ordres de mon cerveau. Debout en haut de la colline, je tire désespérément sur tout ce qui bouge en bas, je jette un regard à mes hommes qui sont tous morts. Rendu fou furieux par l’odeur du sang et de la poudre, je tire sans interruption. Je ne contrôle plus mon corps qui tournoie sur lui-même. Je m’effondre car mes jambes ne me portent plus, pourtant je ne ressens aucune douleur. Je pousse un cri muet avant de m’évanouir.

 

- Vous les avez sacrifiés pour rien, crie une voix que je reconnais comme celle de Roger, mon ami de promotion à l’école de guerre.

- Contrôlez-vous, Lieutenant ! hurle le capitaine.

- Vous êtes un tueur, mon Capitaine.

- Taisez-vous lieutenant où je vous fais mettre aux arrêts.

- Passez-moi donc en cour martiale, l’État-major sera qui vous êtes

 

Etrangement, j’entends cet échange comme dans un rêve. J’ai froid mais je n’ai mal nulle part. J’essaie d’ouvrir mes yeux et j’aimerais que Roger vienne prendre ma main. J’ai besoin de chaleur, la fraternité de Roger me ferait du bien. Mais il ne vient pas. J’ai envie de l’appeler mais je ne parviens pas à serrer mes lèvres, aucun son ne sort de ma bouche. On me soulève pour me mettre dans un brancard. J’aimerais savoir ce que sont devenus mes hommes, ils ne sont peut-être que blessés. Nous avons tenu comme nous avons pu. Je n’excuse pas la panique de Alpha un mais je le comprends. Personne n’est capable d’affronter la mort sans peur. Ni moi, ni aucun autre. On sait faire semblant de ne pas montrer des signes de terreur, mais le premier réflexe est de prendre la fuite. Nous ne fuyons pas pourtant.

 

Je sens une main prendre la mienne, j’essaie de sourire car je sais que c’est Roger. Il me parle mais je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Je voudrais lui dire de parler plus fort et je ne parviens toujours pas à desserrer mes lèvres. Je suis surpris et inquiet à la fois, et puis j’ai de plus en plus froid. Pour la première fois de ma vie, j’ai peur. Si je suis capable de ressentir la peur, c’est que je suis bel et bien vivant.

 

J’entends des bruits étranges, une fermeture qui glisse puis on me soulève encore avant de me poser dans quelque chose de doux. J’appelle Roger en murmurant et j’entends enfin ma voix, pourtant il ne répond pas. J’essaie de bouger pour attirer l’attention des hommes qui s’affairent autour de moi, mais mes bras et mes jambes ne réagissent pas aux ordres de mon cerveau. J’entends un zip et je sais que je suis dans le noir. Si je posais la main sur ma poitrine, je saurais que mon cœur est transpercé par plusieurs balles et mon sang ne coule plus dans mes veines. Je pousse un cri muet pour dire aux hommes qui portent mon corps que je ne suis pas mort.

 

Un sourire illumine mon esprit, je suis enfin libre !



31/12/2012
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