Glen Loverdale ...

Quatorze

Gilbert m’a demandé de passer chez lui après ma journée de travail. Je suis surpris parce qu’il ne m’a jamais invité à passer une soirée avec lui. On n’est pas spécialement proche mais je l’apprécie quand même. Cela fait dix minutes que je suis dans son salon et il ne sort pas de la cuisine, je commence à m’ennuyer un peu. Au moment où je me lève de ma chaise pour voir ce qu’il fait, il arrive au salon avec des biscuits apéritifs.

 

- Tu es sûr que ça va, Gilbert ?

- Oui. Des petits soucis comme tout le monde, rien de plus.

- Ton invitation m’a surpris, lui dis-je à ce moment là.

- Ah bon ? On est amis et j’avais envie de parler un peu avec toi.

- Pas de problèmes, Gilbert.

- Tu veux boire quoi ?

- Un petit whisky si tu as.

- Glenfiddich ou Aberlour ?

- Je me laisserais bien tenter par un Aberlour.

- C’est parti Jacques, me dit-il en allant prendre la bouteille au bar et deux petits verres.

 

Gilbert remplit les deux verres et me tend le mien. En me regardant droit dans les yeux, il propose de le boire cul-sec. Par jeu, j’accepte et nous avalons le contenu de nos verres après avoir trinqué.

 

- Tu en veux un autre, Jacques ?

- Pourquoi pas, mais je dois grignoter en même temps. Je n’aime pas boire l’estomac vide.

- On prend encore un verre et je prépare un petit truc ensuite.

 

J’acquiesce tandis que Gilbert remplit à nouveau nos verres, que nous avalons encore cul-sec. J’ai la tête qui tourne un peu et je me cale bien au fond de mon siège. Je grignote les cacahouètes et les pistaches pour me remplir un peu l’estomac, boire à jeun n’a jamais été mon truc.

 

- Je peux te parler sérieusement, Jacques ?

- Oui, bien sûr !

- J’ai peur !

- Peur ? Mais de quoi donc ?

- Je n’ai pas envie qu’il m’arrive la même chose que toi.

- De quoi parles-tu Gilbert ? Dis-je assez surpris.

- J’ai fait une demande pour être scientifique du contingent et je vais savoir demain si ça marche.

 

Je comprends qu’il doit faire son service militaire mais je ne vois vraiment pas pourquoi il vivrait la même chose que moi. Il sait parfaitement pourquoi je me suis retrouvé dans un régiment disciplinaire en Allemagne. Je suis persuadé qu’il se fait peur inutilement. Puis, je le connais assez pour savoir qu’il n’est pas très courageux. J’ai eu l’occasion de vérifier sa lâcheté lors de plusieurs situations particulières. Je le regarde sans sourire pour qu’il comprenne que la blessure n’est pas encore cicatrisée. Cette année, je veux l’oublier mais elle me poursuit malgré moi. Il m’est arrivé quelques nuits de me réveiller en sursaut, me croyant encore là-bas.

 

- Que crains-tu, Gilbert ?

- Bah, je n’ai pas envie d’aller en Allemagne et de faire un service militaire aussi dur que le tien.

- A mon avis, ta demande pour rejoindre une unité scientifique sera acceptée sans problème. Tu serais affecté où si tout se passe bien ?

- Je ferais deux mois d’instruction militaire au fort de Vincennes, puis je devrais être à Balard.

 

J’ouvre la bouche sans prononcer un mot car il passera une année très tranquille. En tout cas, il ne vivra certainement pas ce que j’ai connu. Ce n’est pas plus mal car si j’avais été moins stupide, j’aurais pu faire un service de planqué. Il a fallu que je fasse une connerie que j’ai regrettée trop tard. Mais puisqu’on n’efface pas le passé, qui est d’ailleurs derrière moi, les regrets sont inutiles. N’ayant pas envie de parler de moi, je propose à Gilbert qu’on passe une soirée tranquille pour qu’il oublie l’objet de ses angoisses. Cela ne sert à rien de cogiter puisque de tout façon, il n’a aucun moyen d’influencer la décision qui sera prise pour son année sous les drapeaux. On se regarde les yeux dans les yeux, puis Gilbert me propose un troisième verre de Aberlour, que j’accepte.

 

La soirée sympathique s’est transformée en beuverie, ce que je n’apprécie pas spécialement. Je tiens relativement bien l’alcool et j’ai l’impression de ne pas avoir de limites. C’est sans doute parce que je ne les ai jamais atteintes. Et puis, être malade comme un chien, être ridicule et faire le clown sans se contrôler tout en se trouvant drôle, ce n’est pas mon truc.

 

Toujours est-il qu’on est arrivé au treizième verre. Ca commence à faire beaucoup, d’autant plus qu’ils ont tous été vidé cul-sec. Gilbert et moi sommes complètement allumés pour ne pas dire plus. On en est à l’état où on peut faire n’importe quoi sans se rendre compte que c’est complètement stupide. Alors forcément, on se dit que treize ça porte malheur. On se sert le quatorzième et dernier whisky. Gilbert, dans un moment de lucidité, me propose de rester dormir chez lui. Seulement, je bosse le lendemain et il faudra bien que je change mes vêtements qui empestent l’alcool et la cigarette. Je décide donc de rentrer chez moi et n’ayant pas de voiture, je vais prendre un bus puis le métro et encore un bus. Encore un peu plus d’une heure avant d’être au fond de mon lit.

 

Dehors le froid me saisit et je regrette de ne pas pouvoir dormir chez Gilbert. Mais je me refuse à remonter, je vais rentrer chez moi. Les temps d’attente sont longs et je lutte contre le sommeil. Heureusement, je n’ai pas la nausée, il ne manquerait plus que ça. Dans le dernier bus, je somnole au point que j’ai un peu peur de rater mon arrêt. En temps normal, ce ne serait pas bien grave puisque ça me ferait marcher. Mais bourré, il n’y a pas d’autres termes pour désigner mon état, comme je le suis ça serait un parcours du combattant. Je ne sais pas que Gilbert a voulu aller aux toilettes après mon départ. Et qu’il n’y est jamais arrivé car il s’est affalé comme une masse devant la porte. Je suis enfin dans mon lit et j’ai la mauvaise sensation d’être sur un bateau. Seulement mon bateau ne fait pas que tanguer, il tourne sur lui-même à une vitesse incroyable.

 

J’aime bien déguster un verre ou plusieurs à l’occasion. Mais je n’aime pas rouler sous la table. Boire doit rester un plaisir, avec modération. Je reprends la célèbre tirade de Molière à mon compte : « Il faut boire pour déguster et non pas vivre pour boire » !

 



26/01/2013
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