Glen Loverdale ...

L'Express

Je conduis ce train depuis un an et je ressens à chaque fois la même peur. Chaque dimanche soir à vingt-trois heures et trente minutes, je donnerais n’importe quoi pour ne pas être à ma place. J’ai du mal à respirer tant ma gorge est nouée. La sueur inonde mon visage et coule dans mes yeux. Je suis affecté à cette mission parce qu’on me dit expérimenté. Dans quelques instants, je vais mettre mon train en marche et me diriger vers ce quai que je maudis.

 

Je suis arrivé vers vingt-trois heures pour boire une bière avant de prendre ce maudit train. On parle et on rit fort pour oublier, mais nos regards sont ailleurs. Dans trente minutes, je vais aller vers le quai qui sera bondé, comme à chaque fois. Si je pouvais être ailleurs ce soir, j’en serais reconnaissant durant toute ma vie. Mais, je n’ai pas le choix.

 

Je viens de mettre mon train en marche et je roule lentement vers le quai. La rumeur dit qu’un homme est déjà tombé sur les voies, il y a quelques temps. On dit aussi qu’il n’est pas mort mais a eu les jambes sectionnées. Rien que d’y penser, je suis terrifié. Tous ces hommes, ils sont par grappes à attendre que mon train arrive à leur hauteur. Je sais déjà ce qu’ils vont faire, je les ai vu tant de fois procéder ainsi. Ils ne se rendent pas compte des risques, ce n’est pas possible.

 

Ca y est, le train entre en gare. La première fois, j’ai passé la nuit à dormir par terre près des portes. La deuxième fois, j’ai proposé à un type de garder son sac. Je lui ai fait confiance pour qu’il nous réserve des places. Mais il n’a pas réussi à monter et j’ai encore dormi par terre pendant sept heures. J’avais tellement mal partout en arrivant que j’ai décidé d’apprendre.

 

Dans quinze minutes, ils seront tous dans le train et ils dormiront. En attendant, les minutes à venir me terrorisent. Je voudrais fermer les yeux et être déjà en butée de quai, prêt à partir dans l’autre sens. Encore cent mètres et j’y suis. Il faut que je contrôle ma respiration et mes nerfs, je dois rouler le plus lentement possible. Ca y est, c’est parti !

 

Il y a des petits groupes d’hommes tout le long du quai. J’ai donné mon sac à porter à un des camarades. Je sais exactement ce qu’il faut que je fasse. J’ai un peu d’appréhension parce que c’est risqué. Si je tombe, il vaudrait mieux que ce ne soit pas sur les voies. Dans le groupe dont je fais partie, nous sommes une dizaine. On repère la portière un peu avant qu’elle soit à notre hauteur, il faudra courir ensuite. L’un d’entre nous, n’importe lequel, réussira à ouvrir et on se précipitera à l’intérieur. Chacun de nous prendra un siège et réservera ceux des ses amis. J’ai pu monter dans le train en marche, je vais passer la nuit assis cette fois. J’ai un sentiment de puissance et je suis heureux d’avoir réussi.

 

Cette fois encore, je ne sais pas comment j’ai réussi à atteindre la butée de quais sans problèmes. Je prends ma bouteille d’eau que je vide presque d’une traite. Je suis pris d’un rire nerveux pour évacuer le stress et la peur. La première fois que j’ai accompli ce travail, je n’avais pas de serviette. Depuis, je ne l’oublie jamais tant je dégouline de sueur en quelques minutes. Je ressens un immense soulagement, jusqu’à la prochaine fois.

 

Assis, j’essaie de dormir mais je n’y parviens pas. J’aime le bruit du train, sentir sa vitesse. Si seulement il ne pouvait jamais s’arrêter. Ou bien oublier de s’arrêter à la gare de ma destination. Je pense à ce qui m’attend et j’ai peur. Je sais aussi que je ne reprendrais pas le train de sitôt. Là-bas, ils ont décidé de m’humilier en me faisant accomplir les corvées dont personne ne veut. Un officier m’a dit qu’ils allaient essayer de me briser psychologiquement en jouant sur le manque de sommeil. Je vais tenter de résister le plus longtemps possible. Est-ce que je m’en tirerais intact ? Aucune idée !

 

Dans quelques heures, je vais arriver à destination. Je me reposerai un peu en Allemagne, puis je repartirais vers Paris, le train à vide jusqu’à la frontière, au poste de Forbach. J’aurais droit à quelques jours de repos parce que mes supérieurs n’ignorent pas la forte tension que je subis chaque dimanche à minuit. Je préfère conduire les trains civils, les passagers attendent sagement que je sois à l’arrêt avant de monter à bord.

 

J’ai déjà pris le train avant. J’imagine la tête des voyageurs civils lorsqu’ils nous voient monter dans un train en marche. Nous sommes les militaires des Forces Françaises en Allemagne, je suis un soldat du 10eme Régiment du Génie et je hais l’Armée. Nous sommes arrivés à la gare la ville de garnison. Les hommes descendent du train, les yeux pas bien ouverts, les visages encore endormis. Je suis le mouvement en jetant un regard rapide à ce train que je maudis. L’Express de Minuit part toujours à l’heure et n’a jamais de retard.



05/02/2013
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