Glen Loverdale ...

Jeu de main

Il est treize heures en ce dimanche et je n’ai rien à faire. Je suis allongé sur mon lit à attendre encore trois heures. Je n’ai même pas envie de lire le livre que j’ai commencé la veille, pourtant il est très intéressant. C’est au moment où je suis perdu dans mes pensées que Tournon entre dans la chambrée et s’approche de moi. Il me demande si on peut se parler et j’accepte sans enthousiasme. Il a du mal à tenir debout et ses yeux sont injectés. Je pense qu’il est complètement shooté mais ça m’étonne de lui. Je ne l’ai jamais vu fumé ou boire, pourtant il a du prendre quelque chose tant son regard est celui d’un illuminé.

 

Je me souviens alors la première fois que je l’ai vu dans le train, il était assis à côté de moi. On ne se connaissait pas mais on a su qu’on se rendait au même endroit. Je ne lui avais pas demandé son nom et il n’avait pas demandé le mien non plus. Il me parlait d’un type qui lui posait un problème dans le cadre de son travail. Comprenant que j’étais la personne qu’il évoquait, je m’étais dit avoir eu raison de ne pas lui révéler mon identité. Au ton de sa voix, le mépris qu’il éprouvait envers cet homme était évident.

 

Assis sur le lit proche du mien, Tournon me raconte ce qu’il a vécu en fin de semaine dernière. Je n’ai pas besoin de répondre, simplement parce qu’il se parle à lui-même. Il s’apitoie sur son sort mais ce qu’il a subi ne me semble pas si dramatique que cela. Lorsqu’il se tait un instant, je lui demande s’il a bu de l’alcool. Il a du mal à s’exprimer car sa langue est pâteuse, il articule de manière à peine compréhensible. Je suis gêné parce qu’il me raconte des choses très intimes le concernant. Et je sais, depuis que je le connais, qu’il ne m’apprécie pas. Quand on se croise, son regard est méprisant alors que je n’ai jamais vraiment eu de contact avec lui. Il a enfin terminé de dire son histoire et je sens qu’il va regretter de m’avoir pris pour confident.

 

Quelques jours plus tard, on est dans le même compartiment du train, en direction de Paris. Il me regarde et je n’aime pas son sourire moqueur. Il me propose un jeu stupide, celui de se serrer la main et de voir ainsi lequel est le plus fort de nous deux. Sa main est beaucoup plus grande que la mienne mais j’accepte de relever ce qui ressemble à un défi, dont l’enjeu dépasse largement le cadre d’un jeu. Il commence à serrer et je résiste, tout en comprenant que ça va être difficile de ne pas avouer ma défaite. Ma main est presque broyée sous sa poigne, j’ai mal et ne veux pas le montrer. Pourtant mon visage est crispé sous l’effort et cela fait rire Tournon. A chaque fois qu’il relâche un peu la pression, je ne reprends pas la main pour serrer la sienne. Les autres hommes dans le compartiment nous observent avec curiosité, ils savent tous que je ne peux pas gagner et sont surpris par ma résistance.

 

Je regarde Tournon droit dans les yeux quand il recommence son petit jeu. Cet homme qui a eu besoin de moi lorsqu’il se sentait en détresse a des réactions étranges. Il serre si fort que je pense qu’il va me briser les os, mais je ne céderai pas. Son regard est maintenant plein de haine, tout comme le mien, parce que ce jeu prend une tournure qui nous dépasse. D’un test physique, il s’agit maintenant d’un enjeu psychologique entre lui et moi. Malgré la douleur, j’éclate de rire pour me moquer de lui. Comprenant qu’il ne réussira pas à m’humilier, il se lasse avant moi et relâche enfin ma main.



27/02/2013
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