Glen Loverdale ...

« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

Cobra est un grand lecteur de polars, noir de préférence. Il va passer du statut de lecteur, ou spectateur, à celui d’acteur. Et cela ne l’enchante guère mais puisqu’il doit remplir ses droits et devoirs, il va se plier à cette corvée inévitable. Dans la salle d’audience, tous les protagonistes sont présents : parties civiles et accusés assistés par leurs avocats, la Cour avec le président du Tribunal et ses deux assesseurs, ainsi que les greffiers. Le tirage au sort des jurés peut donc commencer. La tension est forte dans cette salle où va se dérouler un procès. Le jury vient d’être formé après récusation de deux jurés par les avocats, qui utilisent leurs droits sans donner d’explication.

Les jurés, peu habitués au rituel d’une cour d’Assises, ne peuvent s’empêcher d’observer les victimes et l’accusé. Celui-ci est installé dans une cage de verre, escorté par deux policiers assis juste derrière lui. L’énoncé des faits reprochés est assez rapide, c’est là-dessus que se prononcera la Cour à la fin des débats, lors des délibérations. Le programme est assez simple puisqu’il commence par l’approche de la personnalité de l’accusé qui est amené à s’exprimer. Il devra ensuite répondre aux questions, s’il y en a, dans l’ordre suivant : celles du président du tribunal et des assesseurs, des jurés, de l’avocat général qui représente le ministère public, puis des avocats des deux parties. Chaque témoin se pliera à cette règle des questions après son témoignage. Les parties civiles s’expriment à leur tour, sans développer, à cette phase de la procédure, la narration des faits. Défileront ensuite successivement les experts médicaux, psychologues, psychiatres et l’officier de police judiciaire qui a mené l’enquête. C’est seulement ensuite que viendront à la barre les témoins en faveur de l’accusé ou des parties civiles. Un retournement de situation peut être possible et mettre à mal un témoignage favorable à l’une des parties, sous le feu des questions des personnes autorisées à en poser.

A la lecture des chefs d’accusation, Cobra pensait que l’affaire serait relativement simple. Sa conviction était même forgée avant même le début le l’audience. Pourtant, au fur et à mesure des témoignages et du profil psychologique de l’accusé, sa vision évolue et rien n’est aussi évident qu’il le pensait initialement. La concentration de tous les jurés est extrême, à l’issue des débats ils devront décider de la culpabilité, avec ou sans circonstances atténuantes, ou de l’innocence. Si leur verdict est la culpabilité, ils devront alors décider de la peine retenue en suivant ou pas les réquisitions de l’avocat général. Pour chacun d’eux, la responsabilité est énorme puisqu’ils diront si l’accusé va en prison ou pas, en déterminant le nombre d’années derrière les barreaux, le cas échéant. Leur position n’est pas enviable mais ils ne peuvent s’y soustraire. Depuis 1791, la Justice doit être rendue pour le peuple par le peuple.

Au cours des auditions des victimes, Cobra est troublé par ce qu’il entend mais il ne sait pas pourquoi. Il n’a pas assez de recul par rapport pourtant il devra faire preuve d’objectivité lors des délibérations. L’audition de l’accusé vient ensuite et le trouble de Cobra grandit un peu plus. Habitué à lire des polars, qui sont certes des fictions, son esprit fait entrevoir des failles dans les dépositions des parties prenantes. Il aimerait poser des questions mais elles ne lui semblent pas pertinentes, dans la mesure où il aurait l’impression de jouer le rôle d’un enquêteur, qui n’est pas le sien. D’ailleurs, des éléments de réponse sont apportés à ses interrogations.

Cobra a bien compris que cette affaire s’est jouée en trois temps, dans un laps de temps court. Moins d’une heure pour qu’une situation banale ne se transforme en crime jugée aux Assises. La première scène semble limpide, pourtant Cobra comprend que l’escalade qui a suivie aurait pu être évitée, si des intervenants externes avaient eu les bonnes réactions. Sur la deuxième scène, les choses paraissent claires mais il s’agit de la parole des victimes contre celle de l’accusé car il n’y a aucun témoin des faits. Pour la troisième scène, les choses ne sont pas plus claires. Il y a trop de zones d’ombres pour ces deux lieux où tout a basculé en quelques minutes. A ce stade de l’affaire, Cobra ne comprend pas la déposition de la seconde victime. Rien n’est précis pour la seconde scène, et cela est gênant pour la compréhension des faits. La troisième scène sera éclairée par l’enregistrement d’une bande de vidéosurveillance. D’un seul coup, l’intime conviction de Cobra se forge. L’évidence lui a sauté aux yeux au point qu’il accorde moins de crédibilité aux témoignages oraux. L’image a parlé de manière on ne peut plus claire. L’accusé était accompagné d’une autre personne contre laquelle aucune charge n’a été retenue. Elle est convoquée à titre de témoin, mais ne se présentera pas aux audiences de la Cour d’Assises. Pourtant, elle était présente sur les trois scènes et son témoignage aurait été indispensable. Le président du tribunal prend acte de cette absence, signalée par le greffier qui précise que les services de police n’ont pas réussi à la retrouver, pour l’obliger ainsi à remplir ses obligations de témoignage. Cobra est déçu car, étant le quatrième protagoniste de l’affaire, son audition aurait pu apporter un éclairage sur tous les faits.

Au moment des plaidoiries, Cobra écoute attentivement les chefs d’accusation retenus par l’avocat général ainsi que la peine qu’il réclame au nom du Ministère Public. Suivent ensuite les plaidoiries des avocats que Cobra suit comme on le ferait d’une pièce de théâtre. Ils sont dans leurs rôles d’acteur en jouant et surjouant la scène d’un acte qu’ils ont préparé. Cobra essaie de ne pas éclater de rire lorsque l’avocat de la seconde victime présente les protagonistes en parlant de : Gentil, Héros et Méchant. C’est tellement ridicule de croire que les jurés vont se laisser convaincre par des effets de manche qu’un acteur débutant n’oserait même pas déclamer.

Les audiences viennent de se terminer, conclues par la plaidoirie de l’avocat de la défense. La Cour se retire et va commencer ses délibérations. Au vu des questions auxquelles il doit être répondu, à la majorité du jury, cela devrait aller assez vite. C’est du moins ce que pensent Cobra et les autres jurés. Ils ne savent pas encore que le marathon va durer quatre heures éprouvantes et épuisantes. Pour chaque question, il est procédé à un tour de table où chacun exprime sa conviction. Les premières décisions sont unanimes, il n’est donc pas nécessaire de procéder à un vote à bulletins secrets. Lorsque la délibération commence en ce qui concerne le second chef d’accusation, les avis sont partagés. Trois tours de table successifs n’y changeront rien. Cobra est seul à défendre son intime conviction. Il prend en compte le fait que le doute doit profiter à l’accusé, comme il a été clairement rappelé avant le début des délibérations. Au second tour de table, Cobra a réussi à rallier une majorité sur sa conviction. En allant au bout de cette décision, la conséquence en serait que la seconde victime ne serait plus considéré comme telle. Le choix est lourd de conséquence mais il semble impossible de ne pas prendre en compte les failles du dossier sur l’accusation en question. Deux blocs s’opposent, celui des trois juges contre celui des trois jurés dont fait partie Cobra. Celui-ci argumente et s’oppose fermement sans agressivité à la présidente du tribunal. Le but est de rallier dans un camp ou l’autre, les avis des trois jurés qui hésitent encore. A la grande surprise de Cobra, la présidente du tribunal évoque alors le message à faire passer en adhérant à sa position. D’un seul coup, l’intime conviction et le doute raisonnable devant bénéficier à l’accusé sont balayées. Il n’est pas certain, à ce stade de délibérations, que retenir ou pas le chef d’accusation modifie la peine encourue. Cela devient une question de principe et de justice. Celle-ci prend un sérieux coup de canif. Les trois juges défendent leur position avec un début d’agacement. Il faut donc se plier à leurs ordres ce qui ne convient pas aux trois jurés « réfractaires ». Face au blocage, il est nécessaire de procéder au vote à bulletins secrets. Dans un silence pesant, le jury note sa décision sur le papier prévu à cet effet puis le dépose dans l’urne. L’intime conviction face au manque de preuves et aux failles des témoignages contrebalancées par l’enregistrement vidéo est mise aux oubliettes. Cobra est déçu mais il se plie à la décision majoritaire. Les débats concernant ce point ont duré presque une heure. La tension baisse d’un cran et l’épuisement psychologique augmente. Les délibérations sur la peine à infliger sont différenciées, car chaque juré fait sa proposition. Cobra indique sa décision mais il est désabusé suite à ce qui s’est passé juste avant. Sur la décomposition de la peine entre celle qui sera ferme et celle qui sera en sursis, il essaie de faire valoir ses arguments. Il ne croit plus pouvoir rallier quiconque à son avis, il n’en démordra pourtant pas. Là aussi, il faut procéder à un nouveau vote à bulletins secrets.

Le résultat n’est pas celui que proposait Cobra mais le verdict lui semble juste. Il se surprend à penser en terme de justesse, alors même qu’au début du procès il ressentait un malaise. Il savait à ce moment là qu’il devrait décider du sort des victimes et de l’accusé. Cet accusé, il devait décider de sa culpabilité ou pas, et l’envoyer en prison le cas échéant. Cela, il en ressent un trouble psychologique profond. Pour rien au monde, il n’aurait souhaité tenir la place qu’il a tenue.

Après l’énoncé du verdict, Cobra quitte le tribunal avec les autres jurés. Ce marathon a été épuisant psychologiquement et physiquement. La nuit est tombée depuis longtemps mais elle a un goût amer.

Il aimerait aller dans un bar pour y boire un verre, seul.